"Le Hussard sur le toit", une, première

Lundi, extérieur nuit. Sur la place des Quatre-Dauphins, à Aix-en-Provence, on s'apprête à dormer le premier tour de manivelle. Il s'agit, ce soir, de tourner les scènes " rajoutées a par rapport au roman, une fête provençale qui bat son plein dans la nuit d'été et au milieu de laquelle Angelo apprendra qu'il est poursuivi par les Autrichiens et qu'il doit s'enfuir. Ce sera le point de départ et l'explication de sa longue errance à travers la Provence ravagée par le choléra. Trois cents figurants en costumes 1830 doivent jouer cc soir. Cet après-midi, ils ont défilé au casino municipal, transformé pour (occasion en garde-robe et salons de coiffure et de maquillage.

Les hommes se sont laissé pousser les rouflaquettes depuis un mois, les femmes ont évité de s'exposer au soleil : à l'époque, ça ne se faisait que chez les paysans, et sans y penser. Its ont entendu parler du tournage il y a plusieurs mois déjà, à la radio, ou dans les journaux du coin. Est-ce qu'ils savent de quoi parlera le film ? «« Ça se passe chez nous. Vous savez pourquoi vous avez été choisie? - Euh ! Peut-être parce que j'ai un teint de cholérique!»» répond avec un grand sourire une dame toute pâlotte aux joues creuses. Mais non, mais non, chère madame, ce soir vous êtes censée jouer une fêtarde !

La plupart sont simplement curieux ou désireux de se fabriquer des souvenirs originaux, quelques-uns carrément chauvins, très peu véritablement passionnés par le sujet, la personnalité du metteur en scène («C'est le gars qui a fait Cyrano») ou le casting, encore obscur dans l'esprit de certains : «« Vous savez qui sont les acteurs principaux? - Ah oui oui, c'est Vincent Perez et Sandrine Bonnaire»», répond avec aplomb (et avé l'assent) une figurante. Et quand je souffle : ««Ah non, c'est pas Bonnaire, c'est l'autre »», elle rectifie d'ellemême : ««Lautre ? Ah oui, Juliette Binoche!

Et Giono dans tout ça ? «« C'est un grand styliste du XIXe siècle. - C'est un peu Marcel Pagnol. -Il était de Manosque, comme moi ! (Il faut savoir que, les habitants de Manosque, Giono les appelait « des cornichons dans du vinaigre .)

Ce n'est pourtant pas faute de bonne volonté! Plus un exemplaire du Hussard... à trouver dans les librairies d'Aix. «« D'habitude j'en vends à peu près dix par an, dit un libraire du cours Mirabeau. Là, il y a en a cinquante qui sont partis en quinze jours. - Et vous allez en recevoir cette semaine, pour le début du tournage ? - Ah non, les stocks sont à Paris, il faut dix jours pour passer une commande. Par contre, dit-il, compatissant devant ma mine déconfite, je peux vous conseiller un très beau livre sur Giono : Pour saluer Giono, de Pierre Magnan.

Une effervescence un peu anxieuse règne sur le plateau. On a recouvert les rues et les trottoirs de terre qu'il faut arroser pour éviter les tourbillons de poussière. Le lendemain soir, il aura plu comme vache qui pisse toute la journée, et la terre détrempée sera pelletée et mise en tar dans un coin. Faire et défaire, Ccst toujours travailler. Dans la fiévre des grands débuts, Carla [une exilée italienne comme Angelo, jouée par Laura Marinoni] s'est jetée en courant, la gorge la première, contre le bras replié d'un figurant et on a craint un moment pour sa voix. L'incident fait comprendre combien de fougue et de passion on peut mettre dans un simple geste. Le lendemain soir, elle est toute souriante, et comme mûrie davantage par ce contretemps. Les deux assistants à la mise en scène, Frédéric Auburtin et Nathalie Engelstein, courent dans tous les sens, le talkie-walkie à la main, et entourent les figurants de soins et de conseils : «« Allez, messieurs dames, on est gai, on est joyeux, c'est la fête, on s'amuse et on a chaud, très, très chaud !»

Tout le monde échange des regards entendus : la vérité est qu'on se pèle de froid, dans cette nuit de mai. «Allons, reprenez les conversations. Et des conversations 1830, s'il vous plait, hein! Vous ne parlez pas de ce que vous avez vu hier soir à la télé !

Mais qui done a envie de parler de ce qu'il a vu hier soir à la télé? Et d'abord, hier soir, personne n'a regardé la télé. Inlassablement, les endimanchés reprennent leur va-et-vient folâtre. Dix fois, onze fois, quatorze fois, Jean Paul Rappeneau réclame une nouvelle prise. On avait bien entendu dire qu'il était perfectionniste, mais ce soir, tout le monde comprend son malheur - et son bonheur - de fréquenter un type pareil. Coiffé de son chapeau fétiche en poil de velours marron (qui ressemble étrangement au boa qui a avalé un éléphant dans Le Petit Prince), l'oeil rivé au moniteur vidéo, il jubile quand ça va, trépigne et s'arrache les cheveux quand ça ne va pas. Résultat : Jean-Paul Rappeneau est très chauve et il a les yeux qui pétillent.

Olivier Martinez est venu voir ce qui se passe. Il ne tourne pas ce soir. Il vient juste prendre l'air. Il apprend à fumer les cigares d'Angelo, ces cigares italiens qu'on appelle Toscani et que les contrebandiers cassaient en deux pour pouvoir mettre en bouche le bout incandescent et ne pas se faire repérer dans la nuit. Ce sont des cigares âpres et serrés, les cigares d'un homme qui n'a pas peur de se faire plaisir en fumant. Avoir peur nuit gravement à la santé. Les grands livres se reconnaissent peutêtre aussi à leurs séquelles sensuelles Le Hussard sur le toit vous fera aimer les cigares, italiens, caresser les tuiles chaudes et bannir do vos repas le riz au lait, parce que Jean Giono lui compare les déjections des victimes du choléra. Olivier Martinez a été choisi pour porter sur ses épaules, quoi qu'il en disc. le film le plus ambitieux du cinéma français - à ce jour et jusqu'au prochain, qui ne saurait tarder à suivre. Comment a-t-il été choisi ? «C'est bien simple, répondent Jean-Paul Rappeneau et son producteur, on a fait défiler tout le monde. Tout ce qui se fait de plutôt jeune, plutôt homme, plutôt belle gueule, agile héroïque et charismatique, de Keanu Reeves à Vincent Perez, en passant par tous les autres possibles et imaginables.» Mais on vous rassure : Gérard Depardieu n'a pas été pressenti ( il fera une guest-apparition en commissaire .. )

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